
Une histoire du jeu de sociĂ©tĂ© – l’interview
En installant un jeu sur votre table ou en lisant ses rĂšgles, vous vous ĂȘtes dĂ©jĂ sĂ»rement demandĂ© comment telle idĂ©e ou tel concept avait bien pu germer dans la tĂȘte de son auteur. Ou comment ce jeu que tout le monde connaĂźt aujourd’hui avait pris vie avant de connaĂźtre la cĂ©lĂ©britĂ© ? Et bien deux autrices, belges de surcroĂźt, HĂ©lĂšne Delforge et GĂ©raldine Volders, se sont Ă©galement posĂ© ces questions, et elles en ont fait un livre passionnant intitulĂ© « Une histoire du jeu de sociĂ©tĂ© – 40 jeux de sociĂ©tĂ© contemporains qui ont tout changĂ© ! ».
Le livre vous propose de parcourir l’histoire du jeu de sociĂ©tĂ©, en s’arrĂȘtant plus particuliĂšrement sur 40 d’entre eux. La sĂ©lection a Ă©tĂ© rude, les jeux choisis l’ont Ă©tĂ© pour avoir chacun Ă leur maniĂšre marquĂ© l’Ă©volution du mode du jeu. On y dĂ©couvre un tas dâanecdotes, des interviews d’auteurs, les coulisses de la crĂ©ation des grand hits, … En un peu plus de 200 pages, vous saurez tout de la crĂ©ation de 7 Wonders, de la genĂšse de Qwirkle ou des dĂ©buts du Pictionnary. Il se dĂ©vore d’un bout Ă l’autre !
Pour mieux faire connaissance avec les autrices, Des Jeux Une Fois a eu la chance de s’entretenir avec elles sur leur passion, leur parcours, la crĂ©ation du livre et leur point de vue sur la femme dans le monde du jeu de sociĂ©tĂ©.
Bonjour Ă toutes les deux ! Avant de parler du livre, parlons un peu de vous et de votre parcours. Tout d’abord, comment ĂȘtes-vous « tombĂ©es » dans le jeu de sociĂ©tĂ© ?
GĂ©raldine : ComplĂštement par hasard. Je travaillais dans une radio et celle-ci a Ă©tĂ© fermĂ©e. Je cherchais un travail dans la communication. Jâai postulĂ© chez Asmodee BĂ©nĂ©lux. AprĂšs 3 heures de test et deux entretiens, jâai signĂ© mon contrat le 24 dĂ©cembre 2010
HĂ©lĂšne : Il y a eu deux phases, qui correspondent je pense au vĂ©cu de la plupart des joueurs et joueuses : lâenfance, durant laquelle jâai beaucoup jouĂ© Ă des jeux de sociĂ©tĂ© en famille. Ma mĂšre, logopĂšde (orthophoniste) mâa prise pour cobaye (elle a créé des jeux pour lâapprentissage de lâorthographe et des mathĂ©matiques) et mâa baignĂ©e dans les jeux Ă©ducatifs. Avec mon pĂšre et mon frĂšre, nous jouions Ă des jeux familiaux, aux cartes, en vacances (ça allait du Cluedo quâon avait en anglais, au Monopoly en passant par Attrape-souris, Destins et Labyrinthe). Mes parents organisaient des soirĂ©es jeux avec mes grands-parents, oĂč lâon jouait au Trivial Poursuit. Ma grand-mĂšre me tirait les cartes et organisait des parties de Mikado ou dâAbalone mĂ©morables entre nous. On demandait trĂšs souvent des jeux de sociĂ©tĂ© vus Ă la tĂ©lĂ© comme cadeaux de NoĂ«l, mon petit frĂšre et moi. Cela fait partie de mes excellents souvenirs dâenfance. Puis ado, jâai moins jouĂ© sur table, parce quâon sâest mis aux jeux vidĂ©o, aussi. Câest revenu avec les jeux de rĂŽles et le GN. En allant acheter mes dĂ©s, je me suis retrouvĂ©e dans une boutique de jeux, jâai vu des boĂźtes qui mâont fait de lâĆil. Ăa a Ă©tĂ© Citadelles, Elixir, Service Compris⊠Dans la bande il y avait Thomas et CĂ©drick, les fondateurs de Repos Production, qui nous ont fait tester un proto⊠CâĂ©tait Timeâs Up !. JâĂ©tais journaliste Ă lâĂ©poque, je pense que jâai dĂ» Ă©crire le premier article sur Timeâs Up ! (dans un magazine belge). Jâai aussi dĂ©couvert Catan, dans une partie que je nâoublierai jamais. Partant de là ⊠Je nâai plus jamais arrĂȘtĂ©. Ni le jeu de rĂŽle, ni le jeu de sociĂ©tĂ©.
Comment vous ĂȘtes-vous rencontrĂ©es avec votre co-autrice ?
GĂ©raldine : Je travaillais toujours pour la radio. Nous avions lâhabitude dâaccueillir les artistes et de mettre Ă disposition une salle pour quâils puissent faire leurs interviews. HĂ©lĂšne travaillait pour un magazine, on sâest croisĂ©es plusieurs fois. On sâest retrouvĂ©es ensuite chez Asmodee car, toujours avec sa casquette de journaliste, elle Ă©crivait de nombreux articles sur les jeux de sociĂ©tĂ©. La premiĂšre fois que nous avons discutĂ©, câĂ©tait autour du prototype de Splendor que je venais de lui prĂ©senter.
HĂ©lĂšne : Je me souviens trĂšs bien de ce prototype de Splendor ! Jâavais adorĂ© le jeu, je le voulais, vite. Jâavais des contacts avec Asmodee pour mes articles. Jâen ai eu avec GĂ©raldine, qui dĂ©ployait une Ă©nergie dingue pour ouvrir le jeu aux mĂ©dias grands publics ! Jâai Ă©tĂ© aux soirĂ©es Asmodee. Puis je suis aussi tombĂ©e amoureuse dâun merveilleux garçon qui tenait une boutique. Ăa mâa aussi ouvert le « milieu » et permis de rencontrer GĂ©raldine de façon plus informelle. On a vite « accrochĂ© ».
Et cette idĂ©e d’Ă©crire un livre sur les jeux, comment vous est-elle venue ?
GĂ©raldine : En 2019, lâĂ©diteur cherchait Ă Ă©crire des livres-jeux. AprĂšs quelques minutes de discussion, je me rappelle avoir dit : âCâest top, et ce qui serait encore plus chouette ce serait dâavoir un livre qui parle de lâhistoire moderne du jeu de sociĂ©tĂ©, car la plupart des acteurs sont encore lĂ pour nous livrer leur histoireâ.
LâĂ©diteur mâa regardĂ© et mâa rĂ©pondu quâelle aimait cette idĂ©e et que si je le voulais, elle me faisait parvenir un contrat. Jâai rĂ©flĂ©chi quelques jours et jâai tĂ©lĂ©phonĂ© Ă HĂ©lĂšne pour lui demander dâĂȘtre co-autrice. Ses capacitĂ©s journalistiques, son talent dâĂ©criture et sa connaissance ludique Ă©taient essentielles pour pouvoir Ă©crire le livre
HĂ©lĂšne : Câest venu de GĂ©raldine. Jâai dit oui, parce quâon ne dit pas non Ă GĂ©raldine đ ⊠Et aussi parce que câĂ©tait un projet magnifique !
Ăa a pris combien de temps entre votre premiĂšre idĂ©e et la parution ?
Géraldine : 3 ans.
HélÚne : Selon la police : 3 ans, selon les manifestantes⊠longtemps.
Le livre est une mine d’histoires et d’anecdotes sur les coulisses de la crĂ©ation de grands jeux. Comment avez-vous rassemblĂ© toutes ces informations sur les jeux prĂ©sentĂ©s et leurs auteurs ?
Géraldine : Nous avons interviewé une grande partie des auteurs et acteurs du jeu moderne. HélÚne : On a aussi rencontré des spécialistes.
GĂ©raldine : Le web aussi regorge dâinterviews, dâinformations. Enfin, nous avons lu des ouvrages de rĂ©fĂ©rences (sur Abalone ou encore Pictonnary)
HĂ©lĂšne : On a toutes les deux en mĂ©moire nos travaux universitaires⊠donc on a soignĂ© la bibliographie et on sâest sacrĂ©ment documentĂ©es. On a aussi fait relire le livre par diffĂ©rents pros.
Quarante jeux, ça reprĂ©sente une belle sĂ©lection. Mais quels sont vos jeux prĂ©fĂ©rĂ©s qui n’ont pas pu ĂȘtre inclus dans le livre ?
GĂ©raldine : Plein :)⊠Jâaime les jeux coopĂ©ratifs et les jeux dâambiance :)âŠ
HĂ©lĂšne : Plein. On a rĂ©ussi à « tricher » en faisant des pages de compiles (jeux abstraits, jeux dâambiance, ligne du temps), mais la sĂ©lection a Ă©tĂ© un horrible casse-tĂȘte. Il fallait des jeux innovants et pas seulement sur la mĂ©canique, mais aussi par ce quâils avaient pu marquer comme Ă©tapes dans le monde du jeu de sociĂ©tĂ© (par exemple, en soi Exploding Kittens nâa pas rĂ©volutionnĂ© le genre, mais⊠il a marquĂ© une rĂ©volution dans le modĂšle Ă©conomique, le premier Civilization nâest quasi plus trouvable⊠mais il marque une Ă©tape fondatrice du jeu moderne, avec lâarbre de connaissances par exemple). Il fallait aussi de tout, aborder certains auteurs et autrices⊠Ăa a Ă©tĂ© une sĂ©rie de choix, pour certains subjectifs, pour beaucoup trĂšs « raisonnables ». Câest clair que jâaurais aimĂ© avoir Hanabi, Terraforming Mars, Le Verger, Patchwork, mais on a tranchĂ©. Avant mĂȘme la publication, on a Ă©tĂ© critiquĂ©es sur la sĂ©lection sur base de la couverture !
On en dĂ©couvre tous les jours que lâon aurait voulu inclure !
Une petite question piĂšge. Quel type de joueuse est votre co-autrice ?
GĂ©raldine : Elle est plus stratĂ©gique que moi, câest sur đ âŠ
HĂ©lĂšne : GĂ©raldine transforme chaque partie en moment Ă©pique. On a eu des fous rires Ă Heat ou 7 Wonders ensemble ! Sous ses dehors de joueuse dâambiance, elle est redoutable et peut mettre la pĂątĂ©e aux plus fourbes, lâair de rien, en faisant des blagues. Par contre, pour elle, un jeu de sociĂ©tĂ© se dĂ©finit par lâinteraction, le lien, le moment partagĂ©. Elle est trĂšs curieuse, a envie de tout tester, mais vous ne lâaurez pas sur un jeu de pose dâouvriers trop individuel (quâelle pourrait transformer en party game Ă force de ronchonner ou de pester sur son manque de chance avec une mauvaise foi second degrĂ© crasse !).
Nous avons Ă©crit un article sur l’Ă©change animĂ© par Girl Dot Game sur la place de la femme dans le monde ludique. Quelle est votre point de vue sur l’Ă©volution de la place de la femme dans le monde du jeu ?
GĂ©raldine : Quand je suis arrivĂ©e il y a 13 ans, il y avait trĂšs peu de femmes dans le monde du jeu. Depuis plusieurs annĂ©es, certains Ă©diteurs travaillent Ă la paritĂ© dans leurs jeux. Il y a aussi de plus en plus de femmes qui frĂ©quentent les magasins, clubs et associations. Ăa Ă©volue doucement et dans le bon sens.
HĂ©lĂšne : Je suis un peu plus Ă©nervĂ©e que GĂ©raldine :pâŠĂa Ă©volue effectivement Ă plein de niveaux dont des niveaux parfois invisibles.
Il y a des efforts dans la caractĂ©risation des personnages, pour sortir des biais de reprĂ©sentation machistes et donner une vision du monde plus juste (je pense aux rĂŽles de scientifiques dans certains jeux par exemple). Dans la maniĂšre de reprĂ©senter visuellement le genre fĂ©minin, aussi, on avance peu Ă peu. En français, les rĂšgles en inclusif (mĂȘme invisible, sans point mĂ©dian) apparaissent. Des maisons dâĂ©dition les Ă©crivent au fĂ©minin aussi.
Mais pour moi il y a un effet de gĂ©nĂ©ration. Il faut que la transition se fasse entre les leaders historiques actuels, principalement des hommes (parce que le milieu Ă©tait majoritairement masculin dans les annĂ©es 2000, je nâai pas la sensation quâil existe un « boys club » conscient militant pour ses privilĂšgesâŠ), et une gĂ©nĂ©ration davantage Ă©galitaire (mĂȘme si on reste loin de la paritĂ©), qui arrive et pousse. La liste des jeux qui ont remportĂ© le Spiel (ou mĂȘme Ă©tĂ© nommĂ©s) est Ă©difiante. Des Ă©diteurs disent encore des choses comme « les femmes ne sont pas douĂ©es pour les jeux de stratĂ©gie », en 2023.
On commence pourtant Ă ne plus cantonner les femmes aux jeux pour enfants ou aux jeux « jolis ». Ăa se passe Ă tous niveaux : dans les boutiques, les joueuses sont mieux considĂ©rĂ©es, on se rend compte quâelles sont aussi des prescriptrices. Je ne suis pas 100 % dâaccord avec lâidĂ©e que les femmes jouent plus aujourdâhui quâhier. Elles sont plus visibles, elles franchissent les portes des associations, des clubs ou des boutiques spĂ©cialisĂ©es. Mais câest par elles que passe le succĂšs dâun jeu Ă©ducatif depuis longtemps. Et si vous regardez les clubs de Scrabble, de Mah Jong, de Rummikub, vous verrez Ă©normĂ©ment de femmes. Simplement le jeu moderne leur Ă©tait moins accessible, pour plein de raisons qui mĂ©riteraient dâĂȘtre Ă©tudiĂ©es vraiment en profondeur (on peut parler dâaccĂšs et de temps de loisirs, de partage des tĂąches, de reprĂ©sentation des loisirs « fĂ©minins » vs « masculins », de capacitĂ© Ă consacrer de lâargent Ă une passion, de thĂ©matiquesâŠ). Câest compliquĂ© Ă aborder sans donnĂ©es, pour ne pas tomber dans le cafĂ© du commerce.
Dans les jurys des prix, on voit arriver des joueuses qui sont respectĂ©es par la communautĂ©. Au niveau des autrices et illustratrices, il reste un plafond de verre. Je ne pense pas quâun jeu soit mal jugĂ© parce quâil a Ă©tĂ© créé par une femme⊠Je sais que des maisons dâĂ©dition ont la volontĂ© de publier des jeux créés par des autrices. Mais le modĂšle de crĂ©ation de jeux reste liĂ© à « un auteur ». On sâimagine moins « autrice de jeux ». Comme on reprĂ©sente moins une femme comme celle qui explique les rĂšgles. Jâai eu des conversations passionnantes avec des spĂ©cialistes, qui expliquent par exemple que la charge mentale du jeu de la soirĂ©e jeux de sociĂ©tĂ©, incombe souvent aux femmes. Lâhomme lit les rĂšgles, la femme prĂ©pare les chips et nettoie la maison. Caricature ? JâespĂšre⊠Mais câest quand mĂȘme souvent le cas. De mĂȘme, la femme sâoccupant encore majoritairement des enfants, le temps de jeux de sociĂ©tĂ© est souvent dĂ©volu au pĂšre. Il reste des pĂšres qui jouent aux Ă©checs avec leurs fils et au Monopoly ou autre avec leurs filles. Câest inconscient et ce nâest heureusement pas le cas de tout le monde. Mais câest un Ă©norme travail de dĂ©construction Ă opĂ©rer, Ă tous les niveaux. Et câest trĂšs important.
Des personnes comme Elizabeth Hargrave, Sophie Gravel, Tatiana Girl dot Game, Pénélope Gaming, Dorine de la Barrique à Dés, Marie GRD Jeux font bouger les lignes.
En interne chez les Ă©diteurs, il y a aussi beaucoup dâhommes-alliĂ©s qui ont Ă cĆur dâavancer.
Bref le sujet mĂ©riterait dâĂȘtre vraiment Ă©tudiĂ©, dâun point de vue sociologique. JâespĂšre dâailleurs que des chercheuses et chercheurs vont sây attaquer !
Fiche technique
Titre : Une histoire du jeu de sociĂ©tĂ© – 40 jeux de sociĂ©tĂ© contemporains qui ont tout changĂ© !
Autrices : HélÚne Delforge et Géraldine Volders
Editeur : 404 Editions
EAN : 9791032405314
Nombre de pages : 216
Format : 240 x 305 mm